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L’asthme dans l’œuvre de Marcel Proust

Au croi­se­ment du savoir expé­rien­tiel de l’au­teur et du savoir médi­cal de son temps

Quand Marcel Proust écrit À la recherche du temps per­du au début du XXe siècle, les trai­te­ments pour l’asthme, dont il souffre, sont limi­tés. La mala­die est mal com­prise : on la voit comme une affec­tion ner­veuse ou psy­cho­so­ma­tique plu­tôt que comme une mala­die inflam­ma­toire des voies res­pi­ra­toires, ce qui influence les approches thé­ra­peu­tiques.
Aujourd’hui, la méde­cine com­bine les deux approches : savoir scien­ti­fique et expé­rience du patient. Une syn­thèse que Proust sem­blait anti­ci­per par sa sen­si­bi­li­té et son atten­tion aux détails. En trans­for­mant sa souf­france en une explo­ra­tion lit­té­raire, il a non seule­ment « géré » sa mala­die, mais il l’a trans­cen­dée, allant ain­si au-delà des connais­sances médi­cales de son époque.

Francis Jubert

Pour répondre à la ques­tion de savoir qui des méde­cins de Marcel Proust ou de Proust lui-même avait la meilleure connais­sance de l’asthme dont il souf­frait et des moyens de prendre en charge cette mala­die chro­nique, il convient d’examiner les deux pers­pec­tives qui résultent de l’analyse cri­tique d’À la recherche du temps per­du : celle des méde­cins de l’époque d’une part et celle de Proust comme patient et obser­va­teur de sa propre condi­tion d’autre part.

1. L’approche des médecins de Proust

Au début du XXe siècle, la méde­cine avait une com­pré­hen­sion limi­tée de l’asthme. Les méde­cins qui ont trai­té Proust, tels que le Dr Brissaud ou même son père, le Dr Adrien Proust, un hygié­niste renom­mé, adop­taient les théo­ries médi­cales alors en vigueur.

Les connaissances médicales de l’époque

L’asthme était sou­vent per­çu comme une affec­tion « ner­veuse » liée à des dés­équi­libres psy­cho­lo­giques ou à une hyper­sen­si­bi­li­té du sys­tème ner­veux. Cette vision, influen­cée par les idées du XIXe siècle, mini­mi­sait les causes phy­sio­lo­giques modernes, comme l’inflammation chro­nique des voies res­pi­ra­toires. Les méde­cins man­quaient des connais­sances actuelles sur les méca­nismes immu­ni­taires et aller­giques de l’asthme.

Les moyens de prise en charge

Les trai­te­ments pres­crits à Proust étaient symp­to­ma­tiques et pal­lia­tifs. Ils incluaient :

  • des séda­tifs et anti­spas­mo­diques pour cal­mer les crises ;
  • des cures ther­males ou des chan­ge­ments d’environnement (comme des séjours à la mon­tagne ou au bord de la mer) ;
  • et, par­fois, des sub­stances comme les opia­cés pour sou­la­ger la dou­leur et la dyspnée.

Ces approches, bien que conformes aux stan­dards de l’époque, ne visaient pas à trai­ter la cause sous-jacente de la mala­die, faute de com­pré­hen­sion scien­ti­fique approfondie.

Les limites de cette prise en charge

Les méde­cins de Proust avaient ten­dance à sous-esti­mer l’importance des fac­teurs déclen­chants aller­gé­niques et viraux et à sur­es­ti­mer par ailleurs le rôle des fac­teurs psy­cho­lo­giques. Leur inca­pa­ci­té à gué­rir Marcel Proust, mal­gré des consul­ta­tions régu­lières, reflète bien les lacunes de la méde­cine de son temps, dépour­vue des cor­ti­coïdes et des bron­cho­di­la­ta­teurs qu’on aurait pres­crits aujourd’hui.

2. L’approche de Proust comme patient

Proust est atteint d’asthme dès l’enfance. Il déve­loppe une connais­sance intime et empi­rique de sa mala­die, enri­chie par son sens aigu de l’observation, que l’on per­çoit au fil des pages d’À la recherche du temps per­du.

Sa connaissance personnelle

Proust com­prend clai­re­ment les déclen­cheurs spé­ci­fiques de ses crises — pol­len, aca­riens, chan­ge­ments cli­ma­tiques — et les sen­sa­tions phy­siques et psy­cho­lo­giques qui les accom­pagnent. Dans Du côté de chez Swann, par exemple, il décrit la « suf­fo­ca­tion » et la « panique » res­sen­ties lors d’une crise, révé­lant une conscience aiguë de l’expérience vécue de l’asthme. Cette pré­ci­sion qua­si cli­nique témoigne de son rôle d’observateur atten­tif de sa propre condition.

Les moyens de sa propre prise en charge

Proust a mis en place des stra­té­gies per­son­na­li­sées pour gérer son asthme :

  • il s’isolait dans une chambre capi­ton­née pour limi­ter l’exposition aux aller­gènes et autres irri­tants bronchiques ;
  • il uti­li­sait des fumi­ga­tions, comme la poudre Legras, pour déga­ger ses voies respiratoires ;
  • il évi­tait les envi­ron­ne­ments proal­ler­gé­niques et adap­tait son mode de vie, tra­vaillant sou­vent la nuit pour réduire les aller­gènes diurnes.

De plus, il per­ce­vait l’influence de son état psy­cho­lo­gique sur ses crises, une intui­tion qui pré­fi­gure les approches modernes inté­grant la ges­tion du stress.

L’intégration dans son œuvre

Dans À la recherche du temps per­du, l’asthme devient une méta­phore et un maté­riau lit­té­raire. Les des­crip­tions des crises ne servent pas seule­ment à docu­men­ter sa souf­france, mais aus­si à explo­rer les thèmes de la mémoire, de l’isolement et de la fra­gi­li­té humaine. Cette trans­for­ma­tion de la mala­die en art montre une forme de maî­trise que les méde­cins ne pou­vaient lui offrir.

3. Comparaison critique des deux approches

L’état des connaissances : théorie et pratique

Les méde­cins dis­po­saient d’une for­ma­tion aca­dé­mique et d’une vision géné­rale de l’asthme, mais leurs théo­ries étaient sou­vent inadap­tées au cas spé­ci­fique de Proust. Celui-ci, en revanche, avait une connais­sance pra­tique et indi­vi­dua­li­sée, fon­dée sur des années d’auto-observation.

Quelle efficacité dans la prise en charge ?

Les trai­te­ments médi­caux, bien inten­tion­nés, res­taient inef­fi­caces à long terme, comme en témoigne la chro­ni­ci­té des crises de Proust. À l’inverse, ses stra­té­gies per­son­nelles (iso­le­ment, fumi­ga­tions) lui offraient un cer­tain contrôle sur sa mala­die, même si elles ne la gué­ris­saient pas.

Complémentarité et tension

Proust consul­tait régu­liè­re­ment des méde­cins et sui­vait cer­taines recom­man­da­tions, mais il expri­mait aus­si une frus­tra­tion en subis­sant leur impuis­sance. Dans À la recherche du temps per­du, cette ten­sion appa­raît impli­ci­te­ment dans son iro­nie envers les figures d’autorité et sa valo­ri­sa­tion de l’expérience subjective.

4. Conclusion : qui avait la meilleure connaissance ?

De toute évi­dence, Proust avait une meilleure connais­sance de son asthme et des moyens de le prendre en charge dans le contexte de son époque. Ses obser­va­tions pré­cises et sa ges­tion proac­tive sur­pas­saient les approches géné­riques et limi­tées des méde­cins, qui étaient entra­vés par les lacunes scien­ti­fiques de leur temps. Cependant, sa com­pré­hen­sion res­tait empi­rique et ne pou­vait éga­ler les avan­cées modernes sur la phy­sio­pa­tho­lo­gie de l’asthme.

Voici ce qui aurait pu être pres­crit à Proust pour sou­la­ger son asthme, en tenant compte des connais­sances et des pra­tiques médi­cales de son temps.

1. Des inha­la­tions de stra­mo­nium
Un des trai­te­ments les plus pro­bables aurait été l’utilisation de poudres de stra­mo­nium (Datura stra­mo­nium), une plante riche en alca­loïdes atro­pi­niques comme l’atropine et la sco­po­la­mine. Ces sub­stances ont des pro­prié­tés bron­cho­di­la­ta­trices. Proust lui-même men­tionne dans ses lettres avoir recours à des fumi­ga­tions, pro­ba­ble­ment à base de stra­mo­nium, ce qui était une pra­tique cou­rante. Ces poudres étaient géné­ra­le­ment brû­lées et inha­lées, offrant un sou­la­ge­ment tem­po­raire des spasmes bronchiques.

2. Des séda­tifs pour cal­mer les crises
Les méde­cins à l’époque de Proust pres­cri­vaient des séda­tifs pour réduire l’anxiété asso­ciée aux crises d’asthme, ce qui pou­vait aggra­ver les symp­tômes. Parmi ceux-ci, le bro­mure de potas­sium était fré­quem­ment uti­li­sé pour apai­ser le sys­tème ner­veux. Des opia­cés légers, comme la codéine, pou­vaient aus­si être envi­sa­gés pour leurs effets antal­giques, mais pré­sentent des risques de somnolence.

3. Des recom­man­da­tions envi­ron­ne­men­tales
Outre les trai­te­ments médi­ca­men­teux, les méde­cins auraient conseillé des ajus­te­ments envi­ron­ne­men­taux. On recom­man­dait sou­vent aux asth­ma­tiques de séjour­ner dans des cli­mats secs ou à la mon­tagne, où l’air était per­çu comme moins irri­tant. Proust, sen­sible à cer­tains aller­gènes aurait pu béné­fi­cier de telles sug­ges­tions, même s’il adap­tait déjà son mode de vie (par exemple, en tra­vaillant dans une pièce iso­lée) pour limi­ter son exposition.

4. Des sub­stances sti­mu­lantes
Bien que moins sys­té­ma­tique, l’usage de caféine ou de théo­phyl­line (pré­sente dans le thé) pou­vait être envi­sa­gé pour leurs effets bron­cho­di­la­ta­teurs légers. Ces sub­stances, bien qu’elles soient peu effi­caces selon les normes actuelles, étaient par­fois uti­li­sées pour amé­lio­rer la dyspnée.

En résu­mé, pour soi­gner l’asthme de Proust à son époque, un méde­cin aurait pro­ba­ble­ment prescrit :

  • des inha­la­tions de stra­mo­nium pour un sou­la­ge­ment direct des crises ;
  • des séda­tifs comme le bro­mure de potas­sium pour cal­mer l’anxiété ;
  • et des conseils pour évi­ter l’exposition aux allergènes.

Ces trai­te­ments, bien qu’empiriques et inca­pables de gué­rir l’asthme, auraient pu atté­nuer ses symp­tômes, en accord avec les pra­tiques médi­cales du début du XXe siècle.

Comment aurait-on soigné Marcel Proust aujourd’hui ?

Aujourd’hui, pour trai­ter l’asthme de Marcel Proust, un méde­cin pres­cri­rait en pre­mière inten­tion un trai­te­ment par cor­ti­coïdes inha­lés sou­vent en asso­cia­tion fixe avec un bron­cho­di­la­ta­teur de longue durée d’action ain­si qu’un trai­te­ment de secours par bron­cho­di­la­ta­teur d’action rapide.

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Article publié le 31 mars 2025 – Francis Jubert – gdc 
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