DES LIVRES EN PARTAGE
« La rencontre »
de Charles Pépin
Allary Éditions
LA RENCONTRE
Une philosophie
Un ouvrage de Charles Pépin.
Une lecture de Denis Mechali.
C’est un livre de réflexions, d’une lecture agréable. D’autant plus frappant et instructif que la réflexion s’accompagne de récits. Reconnaissons que l’auteur possède d’indéniables talents de conteur.
Les récits et les contes sont souvent bien connus des lecteurs : ils parlent de personnages, de livres, de films, de peintres, tous connus, voire « archiconnus ». À vrai dire, cette façon de raconter, très vivante, donne le sentiment agréable de s’y retrouver. Certes, on pourrait raconter les choses à la manière de Charles Pépin, mais on ne pourrait sans doute pas, comme lui, en tirer des leçons, leçons où, d’ailleurs, on ne sait plus très bien où se situe la limite entre le « bon sens » et la profondeur. Toute vraie rencontre est en même temps une découverte de soi et une redécouverte du monde. Mais, ajoute Charles Pépin, pourquoi, dès lors, certaines rencontres nous donnent-elles l’impression de renaître ? Comment se rendre disponibles à celles qui vont intensifier nos vies, nous révéler à nous-mêmes ?
Denis Mechali
Les thèmes de « La rencontre » progressent jusqu'à la conclusion
Rencontrer quelqu'un, c'est être bousculé, troublé
Rencontrer quelqu’un, nous dit l’auteur, c’est être bousculé, troublé. Quelque chose se produit, que nous n’avons pas choisi, qui nous prend par surprise : c’est le choc de la rencontre. Le mot « rencontre » vient de l’ancien français « encontre » qui exprime le fait de heurter quelqu’un sur son chemin.… Deux êtres entrent en contact, se heurtent, et voient leurs trajectoires modifiées (p. 15). La rencontre repose sur la prise de conscience de la différence de l’autre : rien de plus étonnant, de plus dérangeant, de plus difficile à saisir que cette différence. À l’origine, on trouve souvent un choc visuel. Charles Pépin évoque ici Anna Karénine qui aperçoit Vronsky dans une gare : son trouble est immédiat pour cet homme dont elle ne sait rien (une rencontre qui changera sa vie et la conduira au drame…). Il évoque bien d’autres exemples :
- La rencontre un peu improbable entre le peintre Pierre Soulages et Christian Bobin, qui, sous le charme du peintre et sous le coup de son intense admiration, lui consacre un livre, nommé Pierre…
- La rencontre entre Paul Éluard et Picasso, coup de foudre d’amitié, qui va transformer, en partie du moins, le comportement de Picasso : Pépin y revient dans un autre chapitre.
- Un long chapitre est consacré au film de Clint Eastwood Sur la route de Madison, cette histoire d’amour brève et foudroyante entre Francesca et Robert… La vie rangée de Francesca en est bousculée, mais pas rejetée par elle, qui gardera en elle le souvenir de cette rencontre qui l’a fait revivre comme femme, retrouver en elle la jeune fille qu’elle croyait disparue… Son choix raisonnable ensuite n’annule pas ce qu’elle a vécu durant ces quelques jours et qu’elle a retrouvé d’elle-même.
Quelle leçon peut-on en tirer ? La rencontre est celle de l’altérité… Mais l’autre est l’autre, et aussi, souvent, un autre en nous.
Pépin entremêle aussi des anecdotes personnelles, comme son prof de philo l’année du bac, qui a transformé un jeune homme brillant, mais qui s’ennuyait un peu, en un passionné, notamment par la philosophie…
Il parle ensuite de la rencontre entre Mick Jagger et Keith Richards, expliquant que leur coup de foudre musical va les amener, ensemble, à créer plus et mieux que ce que faisait chacun, soit : « 1+1 = 3 » et non 2 !
La rencontre amoureuse est souvent occasion de rencontrer l’autre et son point de vue… On le partage ou il vous stimule, comme pour Voltaire et Émilie du Châtelet. Voltaire écrit Candide pour se moquer gentiment de la tendance « optimiste » d’Émilie, grande admiratrice de Leibniz. Certes, il s’en moque, mais l’admirera assez sincèrement pour éditer un livre de ses œuvres à elle, après sa mort.
Long chapitre aussi sur l’amour de Camus et de Maria Casarès, leurs lettres échangées durant 15 ans. Camus est un « don Juan » infidèle, aux multiples maîtresses, mais la rencontre avec Maria le transforme malgré tout….
L’autre qui vous rend meilleur est l’occasion de reparler de Picasso et Éluard. Picasso est très narcissique. C’est un prédateur de femmes. Il est complètement imperméable à la politique, à la « vie du monde ». En 1934, Éluard le transforme littéralement, l’amène à s’intéresser à l’Espagne, à adhérer au parti communiste, et permettra sans doute que Picasso ait l’idée du tableau Guernica, à la force universelle par son génie….
Picasso peindra aussi Nush, la femme d’Éluard, sans la « consommer », exploit d’amitié, dit Pépin.
La rencontre est le fruit de la chance, du hasard. Mais, pas vraiment, en fait.
Pépin parle des transformations liées aux rencontres, qui sont parfois des transformations profondes et silencieuses à la fois : il parle de son bouleversement en ayant lu L’étranger de Camus, et, plus récemment, L’Exil et le royaume d’Emmanuel Carrère. L’agnostique Pépin n’est pas devenu croyant, non, mais il a beaucoup mieux compris la force de la spiritualité, ce que peut être l’idée de Dieu pour un autre, au travers des mots de Carrère : il n’est plus le même depuis…
Lorsque la rencontre entraîne ainsi un changement moral, on comprend, progressivement, les textes de Lévinas, sur le visage de l’autre qui nous commande et nous oblige, la force extrême de la faiblesse pour nous changer et nous faire agir… Si je commence à parler avec ce clochard, en bas de chez moi, il n’est plus le même, et nous non plus, il nous transforme et nous oblige, au moins un peu.
Il parle aussi du film de Polansky Le Pianiste de Varsovie et livre de souvenir de ce juif sauvé en 1944 par un officier allemand qui, après l’avoir entendu jouer Chopin, l’empêche de mourir de faim et de soif. Le pianiste voudra le retrouver, après la guerre. Ce sera un long échec, mais un jour, il saura que cet officier, Wilm Hossenfeld, est mort prisonnier des russes, en Sibérie, en 1952. Il fera en sorte qu’il soit honoré du titre de « juste parmi les nations ».
Pépin parle ensuite de Boris Cyrulnik et des tuteurs de résilience : Cyrulnik était un petit garçon mort de l’intérieur après ce qu’il avait vécu ses premières années de vie. Recueilli par une tante à huit ans, il est sauvé par un amant de cette tante, Émile, scientifique et rugbyman. Le naturel de cet homme remet Boris dans la vie, dans le rugby et dans la science aussi, pas exactement comme Émile… Mais, il lui a très certainement « sauvé la vie », au sens propre, en arrêtant la dérive psychique de Boris….
Les rencontres sont souvent le fait du hasard, de la chance… Mais, pas vraiment en fait. Pour rencontrer sa chance, il faut sortir de chez soi, au sens propre ou symbolique. Pépin est à son meilleur quand il explique des choses en apparence contradictoires et en réalité seulement subtiles. Comme le mélange de volontarisme et de place laissée à l’inattendu de la rencontre, de ce qu’est ou propose l’autre.
On retrouve son goût pour les comparaisons inattendues via un chapitre chaleureux sur les applications de rencontre et la façon possible de les utiliser pour une vraie rencontre, autour de ces idées : savoir ce qu’on veut et se laisser surprendre par l’autre, qui peut transformer votre idée de départ…
Faire confiance, se raconter, livrer ses faiblesses
Maitrise et non maitrise… Attention aiguë et attention flottante… Ouvrir un espace. Donner du temps à la rencontre et à son pouvoir transformateur.
Un très beau chapitre ensuite, autour de l’idée de « faire tomber notre masque social » pour livrer notre vérité, et, le plus souvent, nos failles et nos faiblesses, avec un récit étonnant de la rencontre Benoit 16 et François, pas encore pape.
Un pape plus très sûr de croire encore en Dieu, et un futur pape se reprochant sa lâcheté face à la junte Argentine, et apprenant la mort d’un amour de jeunesse, abandonnée pour la prêtrise, tuée par la junte, justement.
Mais, juste après, Pépin nuance encore le propos en disant que se raconter, livrer ses faiblesses ne se fait pas n’importe quand… L’autre doit être disponible. Le récit ne doit pas être manipulateur, et surtout pas avec l’idée de reprendre l’ascendant en jouant un rôle de faible et de victime.
La rencontre suppose que l’on soit prêt à faire confiance à l’autre, qui, de son côté, doit aussi pouvoir vous faire confiance.
Ensuite, Pépin propose une sorte d’étayage théorique à ce qui se traverse dans la rencontre. Il parle de l’anthropologie de la rencontre. De Darwin, d’Elisabeth de Fontenay, pour arriver à l’homme comme « un animal inachevé à la naissance »… Ce paradoxe permet de comprendre pourquoi le petit de l’homme finit de se construire, déjà né, par les rencontres, apports ou frustrations, et alors, il va plus loin que les animaux. Pas de différence de nature, finalement, mais une différence de degrés…
Notre analyse
Une lecture existentialiste, en résumant une thèse de Sartre disant que l’existence précède l’essence, c’est-à-dire que ce sont nos rencontres, puis nos décisions, nos actes qui nous créent et nous font libres, finalement…
Une lecture religieuse aussi, avec Martin Buber et la « substance spirituelle » qui est en nous, et nous fait créer ou rencontrer Dieu, rencontre religieuse ou rencontre athée, finalement l’essentiel est à cette « substance »…
Une lecture psychanalytique, avec Freud et Lacan, rencontrer son désir, sublimer sa libido, les contraintes et la liberté malgré tout.
Déjà Descartes avait compris des choses concernant la répétition inconsciente, en parlant d’un premier amour pour une fille qui louchait, et ensuite, inconsciemment, son désir pour d’autres femmes, qui louchaient, elles aussi.
Pépin aborde aussi le fait que nous sommes marqués à vie par la petite enfance, mais également, parfois, inconsciemment, par la petite enfance de nos parents, voire la vie de générations encore précédentes… Poids parfois d’une généalogie familiale et du désir mimétique (il ne cite pas René Girard, mais parle de ces reproductions dans notre vie que nous rattachons parfois, seuls ou avec l’aide d’un psychanalyste, à des causes généalogiques et au désir mimétique).
Une lecture dialectique aussi : l’autre est « vraiment autre »… La rencontre peut être « incorporation », « possession » ou au contraire acceptation de l’altérité, du mystère de l’altérité aussi, et alors enrichissement qui peut durer une vie entière, par cette relation acceptant l’altérité de l’autre…
Il finit : Seuls, nous ne sommes rien. Je te rencontre, tout commence…
La rencontre, une philosophie de Charles Pépin a été publié le 14 janvier 2021 chez Allary Éditions
272 pages
ISBN-13 : 978-237073348
Publié le 12 juin 2024 – Denis Mechali