Couverture de l'ouvrage d'Hannah Arendt : Du mensonge à la violence

Éditions Calmann-Lévy

Du mensonge à la violence

Essais de poli­tique contemporaine

Un ouvrage de Hannah Arendt
Une recen­sion de Denis Mechali

En s’appuyant sur des évé­ne­ments contem­po­rains comme les Pentagon Papers (1), Hannah Arendt inter­roge les dérives des régimes modernes et invite à une vigi­lance face aux abus de pou­voir. Dans Du men­songe à la vio­lence, elle dis­tingue le pou­voir, qui repose sur la coopé­ra­tion et l’action col­lec­tive, de la vio­lence, qui est ins­tru­men­tale et coer­ci­tive. Le pou­voir est légi­time par nature, écrit-elle, tan­dis que la vio­lence signale une défaillance du pou­voir. L’ouvrage ras­semble quatre essais de poli­tique contem­po­raine : Du men­songe en poli­tique, La déso­béis­sance civile, Sur la vio­lence et Politique et révo­lu­tion.

Hannah Arendt offre une pen­sée poli­tique exi­geante et tou­jours actuelle. Son ana­lyse du pou­voir, de la vio­lence et du men­songe poli­tique résonne avec les défis contem­po­rains. Son iro­nie et sa luci­di­té res­tent des outils pré­cieux pour décryp­ter le monde d’aujourd’hui.

(1) Les Pentagon Papers : une expres­sion popu­laire pour dési­gner le docu­ment United States-Vietnam rela­tions, 1945 – 1967 : A stu­dy pre­pa­red by the depart­ment of defense, soit 7000 pages éma­nant du dépar­te­ment de la défense à pro­pos de l’im­pli­ca­tion poli­tique et mili­taire des États-Unis dans la guerre du Vietnam.

Denis Mechali

Hannah Arendt, quelques repères biographiques

La vie d’Hannah Arendt est mar­quée par l’exil :

  • 1906 : Naissance de Johanna Arendt à Hanovre, en Allemagne, dans une famille juive.
  • 1921 : Arendt lit la Psychologie des concep­tions du monde de Karl Jaspers, son futur direc­teur de thèse. Elle s’in­té­resse dans la fou­lée à Søren Kierkegaard, auteur fon­da­men­tal pour com­prendre la phi­lo­so­phie de Jaspers.
  • 1924 – 1929 : Elle étu­die la phi­lo­so­phie, la théo­lo­gie et la phi­lo­lo­gie clas­sique aux uni­ver­si­tés de Marbourg, Fribourg-en-Brisgau et Heidelberg où elle suit les cours de Heidegger, de Husserl puis de Jaspers. Elle s’y révèle d’une brillante intel­li­gence et d’un non-confor­misme peu com­mun. Elle devient l’a­mante de Martin Heidegger : une rela­tion secrète, pas­sion­née. Un pre­mier mariage avec le phi­lo­sophe alle­mand Günther Stern en 1929, un divorce en 1937.
  • 1933 : Hannah fuit l’Allemagne à l’arrivée d’Hitler au pou­voir. Elle n’y revien­dra qu’après 1949, et pour de courts séjours.
  • 1933 – 1941 : Hannah vit à Paris. Elle est briè­ve­ment inter­née au camp de Gurs, en 1940. La même année, elle se rema­rie avec Heinrich Blücher (décé­dé en 1970). Elle n’aura pas d’enfants.
  • 1941 : Hannah Arendt quitte la France pour les États-Unis où elle rési­de­ra jusqu’à sa mort.
  • 1961 : Elle se rend à Jérusalem comme jour­na­liste pour cou­vrir le pro­cès d’Adolf Eichmann. Son concept de la « bana­li­té du mal » sus­cite une contro­verse et lui confère une célé­bri­té mondiale.
  • 1975 : Hannah Arendt meurt à New York.

Ses œuvres majeures

  • 1951 : Les ori­gines du tota­li­ta­risme.
  • 1958 : Condition de l’homme moderne.

Une phi­lo­sophe engagée

Avant tout, Arendt se consi­dère comme une « écri­vain poli­tique », reje­tant l’é­ti­quette d’in­tel­lec­tuelle, échau­dée par le confor­misme et la lâche­té de nom­breux pen­seurs, en Allemagne et ailleurs. Elle cri­tique éga­le­ment une phi­lo­so­phie décon­nec­tée du réel et ancre sa pen­sée dans les drames contem­po­rains.
D’origine juive, elle adopte une posi­tion com­plexe : ni reli­gieuse, ni sio­niste, ni atta­chée à la culture juive, elle refuse par ailleurs l’illu­sion de l’as­si­mi­la­tion. Ses années en France sont mar­quées par un enga­ge­ment concret dans des œuvres sociales sio­nistes, mais elle refuse toute affi­lia­tion à un mou­ve­ment politique.

1. Du mensonge en politique

Arendt ana­lyse les docu­ments du Pentagone sur la guerre du Vietnam sous Nixon, dénon­çant les men­songes éhon­tés de la poli­tique amé­ri­caine. Elle met en lumière la poro­si­té entre le réel, l’i­déo­lo­gie et le désir des acteurs poli­tiques.
Le cynisme des poli­ti­ciens, qui flattent les attentes du public avec des contre-véri­tés oppor­tu­nistes, demeure d’une actua­li­té frap­pante à l’ère de Trump et d’Elon Musk.
Arendt montre com­ment les jus­ti­fi­ca­tions de la guerre évo­luent : d’a­bord pré­sen­tée comme une défense du Vietnam face au com­mu­nisme, elle se trans­forme en une lutte contre la Chine, puis en une néces­si­té de « ne pas perdre ». La théo­rie des domi­nos, cen­sée jus­ti­fier l’en­ga­ge­ment, s’a­vère illu­soire, débou­chant sur une défaite amé­ri­caine inévi­table.
Plus qu’aux men­songes eux-mêmes, Arendt s’in­té­resse aux rai­son­ne­ments absurdes des poli­tiques, pié­gés dans leurs propres illusions.

2. La désobéissance civile

Le texte est d’une moder­ni­té éton­nante. Arendt s’in­ter­roge sur la légi­ti­mi­té de la déso­béis­sance lors­qu’un objec­tif semble mora­le­ment supé­rieur à l’ordre poli­tique en place.
Elle s’ap­puie sur l’exemple de Socrate, qui accepte de mou­rir plu­tôt que de fuir Athènes, ques­tion­nant ain­si la cohé­rence d’une déso­béis­sance reven­di­quée sans consen­tir aux consé­quences.
Arendt dis­tingue l’ac­tion indi­vi­duelle (objec­tion de conscience) et la déso­béis­sance col­lec­tive, qui lui parait plus cohé­rente. Elle cri­tique la confu­sion entre mora­li­té et poli­tique, refu­sant d’as­si­mi­ler « l’homme ver­tueux » et « le bon citoyen ».
Elle admet cepen­dant que des groupes de pres­sion peuvent accé­lé­rer l’é­vo­lu­tion des lois, tout en sou­li­gnant le dan­ger de mino­ri­tés vio­lentes impo­sant leurs vues sans consen­sus. Sa réflexion rejoint les débats contem­po­rains sur la légi­ti­mi­té des mou­ve­ments mili­tants radicaux.

3. Sur la violence

Arendt étu­die les ori­gines de la vio­lence dans l’his­toire. L’homme cherche à pla­ni­fier, mais l’im­pré­vu le contraint sou­vent à la guerre. Elle cite Proudhon : « La fécon­di­té de l’im­pré­vu excède la pru­dence de l’homme d’État. »
Elle dénonce l’illu­sion d’une exclu­sion durable de la vio­lence, tout en sou­li­gnant l’im­pact des armes nucléaires sur les équi­libres géo­po­li­tiques.
Arendt réfute éga­le­ment la vision du « tiers-monde » comme enti­té homo­gène et cri­tique les slo­gans vides de sens. Elle insiste sur la com­plai­sance des intel­lec­tuels face à la tyran­nie bureau­cra­tique, cette « tyran­nie sans tyran » qui dis­sout les res­pon­sa­bi­li­tés.
L’ironie et l’hu­mour sont pour elle des armes puis­santes contre l’au­to­ri­té, révé­lant l’hy­po­cri­sie des pri­vi­lé­giés. La décon­nexion des élites face aux réa­li­tés sociales est, selon elle, un fac­teur majeur des explo­sions de violence.

4. Politique et révolution

Dans cet entre­tien de 1970, Arendt cri­tique les visions binaires oppo­sant capi­ta­lisme et socia­lisme. Elle pré­voit l’é­cla­te­ment de l’URSS et l’in­dé­pen­dance future de l’Ukraine.
Elle dénonce les euphé­mismes mas­quant les crimes du sta­li­nisme et sou­ligne l’a­veu­gle­ment des intel­lec­tuels de gauche.
Hannah Arendt pro­pose une alter­na­tive : revi­ta­li­ser les conseils citoyens, ins­pi­rés de la Commune de Paris, pour rap­pro­cher les déci­sions poli­tiques des citoyens.
Avec son iro­nie cou­tu­mière, elle conclut : « Peut-être, après tout, après la pro­chaine révolution… »

Du men­songe à la vio­lence, essais de poli­tique contem­po­raine est un ouvrage com­pre­nant quatre essais publiés en 1972, ori­gi­nel­le­ment sous le titre Crises of the Republic
L’édition uti­li­sée pour cette recen­sion est l’é­di­tion Calmann-Lévy (Collection Liberté de l’es­prit) du 5 sep­tembre 2014. La tra­duc­tion est de Guy Durand. 264 pages. EAN : 9782702143629.

Sources d’analyse

Outre Du men­songe à la vio­lence, cette réflexion s’ap­puie sur :

  • Hannah Arendt, l’amour du monde, hors-série du jour­nal Le Monde (2024).
  • Le cou­rage de la nuance de Jean Birnbaum (2021), qui explore la pen­sée de sept intel­lec­tuels cou­ra­geux, dont Arendt.

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Article publié le 11 avril 2025 – Denis Mechali – Amalia – gdc 
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