DES LIVRES EN PARTAGE
« La vie, c'est risquer »
de Martin Winckler
Première de couverture : La vie, c'est risquer de Martin Winckler

Éditions du Seuil

La vie, c'est risquer

Itinéraire d'un médecin-écrivain

Un ouvrage de Martin Winckler
Une recension de Denis Mechali

Voilà un livre qui révèle une personnalité forte, avec des engagements passionnés, un plaisir de la reconnaissance, mais aussi une volonté farouche de rester libre, ne rien subir, où le moins possible, et ne pas non plus faire subir aux autres… Les chemins de traverse sont liés à ces paradoxes assumés.
Le livre se termine par cette réponse à la question : « Quelle cause veux-tu défendre ? : L’égalité et la justice ». Et le leitmotiv du livre aura été : LIBERTÉ… Respecter la liberté : la sienne, celle de ses proches, celle de ses patients et surtout de ses patientes. Le grand combat de la vie de Martin Winckler est la cause des femmes. Les femmes vues avec une admiration intense, mais aussi une conscience aiguë des difficultés, épreuves, et souvent marginalisations ou violences qui émaillent leur vie.

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Livre d’entretien, où l’auteur, né en 1955, revient sur son parcours, ses passions, sa curiosité boulimique, ses doutes et ses convictions, très fortes et d’une solidité sans failles au cours du temps.
Le double, l’alternance sont au cœur de la personnalité de Martin Winckler :

  • double nom, celui de naissance, Marc Zaffran, et ce pseudonyme littéraire, emprunté à Georges Pérec, qui a pris une place essentielle dans sa vie d’auteur prolifique : près de 60 ouvrages, dont un « best-seller » absolu : « La maladie de Sachs ».
  • double pays : la France, et le Canada, où il vit depuis 2009 et dont il a acquis la nationalité. Double ou même triple, car « Marc » est né en Algérie, d’une famille juive. Son père a dû quitter l’Algérie en 1961, d’abord pour Israël, puis au bout d’un an pour la France, et la France restera pour lui (Marc/Martin) un pays étrange, facteur d’un certain malaise, et souvent d’une véritable fureur, face à des travers qui l’insupportent.
  • double carrière : soignant (plus que « docteur », titre qui l’horripile, on en verra plus loin les raisons) et écrivain (ou « écrivant », ce qu’il préfère).

Et il ne peut supporter les attitudes de jugement, de surplomb, de remise en cause des décisions libres des femmes qu’il rencontre, en particulier dans sa vie de médecin.
Ce qu’il déteste, ce sont les assignations à une place, ou à une conviction imposée. Très vite dans l’entretien, il explique les choses : la société Française est pyramidale et élitiste, la mentalité ambiante est à l’élitisme, à l’arrogance ou au corporatisme « féroce », « sectaire ». Par comparaison, « dans les cultures anglophones, c’est beaucoup moins vrai ». Pourquoi ? La France a longtemps été un pays catholique, marqué par une autorité forte et « verticale », et « il en est resté quelque chose, même dans un pays devenu laïque ». Cela persiste, d’une part du fait d’une très forte structuration autour de ces traits particuliers, et d’autre part parce que certains y trouvent leur compte, et s’accrochent farouchement à leurs privilèges, et d’autres en se sentant en sécurité dans ces contraintes cadrées.

Tout le livre se lira avec parfois une certaine irritation sur les outrances, ou le côté caricatural de ce que décrit l’auteur, une certaine sympathie pour des ressentis « adolescents » qui ne seraient jamais abandonnés, tout au long d’une vie, mais aussi beaucoup d’admiration, parce que Winckler a utilisé sa liberté pour repérer sans se tromper de multiples exemples de ces scléroses, notamment dans la pratique médicale, et pour trouver également, par un mélange de détermination, d’intuitions, de culot, de travail et de chance, des solutions remarquables.
Winckler « fait médecine » pour être soignant. Être à l’écoute des autres, et surtout des autres souffrants, donc les plus vulnérables, et donc notamment les femmes. Très vite, dans les études de médecine, il repère le côté dogmatique, imposé et violent, et cherche des chemins de traverse. Il les trouve par des rencontres (ainsi un gynécologue ouvert lui permet de se former à l’accouchement, en lien avec les sages-femmes, l’équipe de soins), il le trouve en décidant d’être médecin généraliste et de ne pas accepter le regard dévalorisant des spécialistes et des universitaires sur cette profession. Le titre du livre « La vie, c’est risquer » est tiré du récit de cette période où les enseignements qui lui semblent inutiles comme les mathématiques lui valent un 0,5, compensé par une épreuve de contraction de texte, où il va exceller. Très vite aussi, et grâce à un séjour d’un an aux USA, il va découvrir la force et la puissance des récits, récits de soins, organisés ensuite en « médecine narrative ». La maladie de Sachs est son succès, 10 ans plus tard, en 1988, cela sera des récits de rencontres d’un médecin généraliste, racontés par le docteur, le patient, l’entourage… Ces voix multiples aidant à comprendre ce qui se joue entre la vie, la souffrance, l’écoute du médecin, et l’avancée commune vers des solutions pour apaiser au moins, à défaut de tout résoudre ou tout « guérir ».
Très vite aussi, dans cette période de formation médicale, il découvre les groupes Balint, qui vont transformer sa vie et lui donner une méthode et une assurance face aux difficultés. Méthode de l’échange collectif, où on se raconte ses difficultés, sans gêne ni honte inutile, et où on recherche en petit groupe la cause des difficultés ou des sensations de malaise ressentis, et à partir de là trouver des solutions qui sont disponibles, mais sont en même temps « out of the box », c’est-à-dire décalées des fausses évidences, liées aux préjugés des soignants, sans véritable écoute de l’autre. Curieusement, cette admiration intense pour le Balint se joint à une méfiance non moins intense pour la psychanalyse, vue comme une nouvelle tentative d’affirmer une emprise, d’assujettir par la honte, la culpabilité. Un autre carcan dogmatique, qui a remplacé l’église et les curés par de nouveaux prêtres ! D’ailleurs, dit-il, on parle de « cure » psychanalytique, c’est tout dire… Les groupes Balint sont souvent animés par des psychanalystes. Cependant, le sien l’était par un pédiatre, et ceci a peut-être aidé à cela. Plus tard, Winckler découvrira aux USA, toujours, les thérapies comportementales et cognitives, des méthodes de psychothérapies plus pragmatiques, qui lui semblent beaucoup plus convaincantes. La médecine des femmes va l’amener à s’intéresser à la contraception, à défendre avec vigueur la liberté des femmes : celle de ne pas concevoir, y compris irrévocablement par une ligature des trompes si elles le veulent. On est vite à un point clef qui reviendra, pour les femmes et au-delà. Ne pas juger, ne pas imposer, expliquer son point de vue, mais respecter celui de l’autre. Quitte à ne pas accepter des concepts « faussement scientifiques » comme le risque d’un DIU (stérilet) pour une femme n’ayant jamais eu d’enfants, pour faciliter une vie, respecter au plus le choix libre de la femme concernée.
L’engagement dans l’IVG sera un combat complémentaire, dans les années 1990, marqué par les mêmes convictions violentes. Une femme demande, on répond, au mieux. Les blocages idéologiques de certains médecins, de certains « grands patrons hospitaliers » de la gynécologie le mettent en fureur. Le geste est simple, un médecin, une sage-femme, une infirmière peuvent l’apprendre et le faire en sécurité. Les blocages sont insupportables et « non éthiques »… La conviction va amener à approfondir, des années plus tard, cette idée de l’éthique « conséquentialistes ». Les actes d’un humain sont « bons », si leurs conséquences sont bénéfiques. Et à détecter, derrière ces arguments faussement scientifiques, l’arrogance de classe, ou la misogynie, ou la volonté de puissance sur l’autre (je suis le docteur, le sachant, je sais ce qui est bien pour vous…), et, pour lui, à le dénoncer et le combattre. Il écrira un livre au titre explicite « Les brutes en blanc », pour dénoncer cette vraie violence, cachée sous des motifs prétendument « scientifiques ».
Les mêmes convictions de la liberté première de l’autre l’amènent à s’engager très vite pour une autre fin de vie, respectant les demandes des patients, sans mettre en avant les convictions propres des soignants, et, en amont de cela à écrire avec un collègue un bouquin sur la douleur et son contrôle, souvent mal appréhendé par des médecins, plus indifférents encore qu’incompétents…
Également à s’engager à respecter, aider les souhaits de changements de sexe, de genre. Sa propre fille, adolescente, s’engage dans un processus de ce type, de sa propre volonté. Lui et sa compagne vont accompagner leur enfant, non sans difficultés intérieures, mais avec cette conviction forte que les choix de sa fille sont les siens, et qu’il ne faut ni s’opposer, ni juger, au plus exprimer sa propre sincérité, ses propres doutes et c’est tout…
Winckler essaiera de s’engager comme formateur d’étudiants en médecine, en France, mais cela sera un demi-succès. Succès parce que les récits d’expérience, les échanges ouverts plaisent aux jeunes étudiants débutants, mais échec parce que « quatre ans plus tard », les mêmes devenus internes et « formatés par le système » ne supportent plus que l’on ne soit pas directif. « Quoi, cet homme de 50 ans, obèse, qui boit, qui baise sans protection, vous respectez ses choix et ses volontés » ? C’est irresponsable ! Le « devoir » du médecin est d’indiquer ce qu’il faut faire ! Winckler trouve difficile ou décourageant d’expliquer ce qu’il peut y avoir d’humiliant ou de culpabilisant inutilement dans des réponses qui ne sont pas celles amenées par les questionnements réels des personnes concernées,
Il pense que les solutions, évidentes, d’un enseignement ouvert à la pluridisciplinarité, aux échanges en équipe, en interaction avec les patients et leurs demandes, que tout ceci avancera, mais à pas de tortue du fait des résistances du système, ce côté « sectaire » qui persiste, ou des conflits d’intérêt bien réels, comme ceux de l’industrie pharmaceutique.

Je serai plus bref concernant Winckler écrivain. C’est pourtant une part essentielle de sa vie, pour partie liée avec les convictions et les expériences du soignant, et pour partie totalement différentes et éclectiques.
Pour l’écrivain en lien avec le soin, on a parlé de la « maladie de Sachs », reflet de son activité de médecin généraliste au Mans, dans les années 1980. Le livre a été édité chez POL, (Paul Otchakovsy Laurens) auquel Winckler voue une grande admiration et une grande tendresse. Prix du livre inter, le livre sera un immense succès, puis un film, également à grand succès, et touchera, par ces récits de vie, des centaines de milliers de lecteurs. Il y a eu avant un livre sur l’activité contraception/IVG, et ensuite plusieurs livres, plus autobiographiques, parlant notamment de son père, qui a donc été généraliste à Pithiviers au retour d’Algérie, et après une autre carrière en Algérie. On a parlé des « brutes en blanc » qui a été reçu de façon contrastée, certains ne supportant pas qu’il « crache dans la soupe » ou semble dénigrer toute une profession en dénonçant certains et leurs pratiques. Il y a aussi « le chœur des femmes », ou « les trois médecines », où la volonté pédagogique de marie avec une forme romanesque inspirée des « trois mousquetaires » de Dumas, ce qui aide les lecteurs à une lecture agréable en même temps….
Mais les curiosités de Winckler concernent aussi le cinéma, les policiers, ou les séries télévisées, et il va écrire de nombreux livres sur ces thèmes.

La personnalité entière de l’auteur se retrouve dans son refus d’un statut particulier de l’écrivain. Il se veut « écrivant » pour souligner le côté artisanal, le travail et les recettes à l’œuvre, défendre les écrits pour gagner sa vie avant tout… Les écrivains à la vie discutable ou odieuse l’insupportent. Céline est un salaud, il ne peut l’accepter « grand écrivain » ou plutôt refuse une certaine indulgence, élitiste encore, pour des actes odieux, en raison de ce fameux « statut »… Il n’a que mépris pour Matzneff, qui se glorifie de sa pédophilie et de sa chasse aux très jeunes filles, et « ne va plus voir » des films de Polanski ou avec Depardieu….
En 2009, Winckler a quitté la France pour s’installer au Canada, dont il a acquis la nationalité. Cela n’a fait que renforcer son admiration pour ce fonctionnement « anglo-saxon » fait d’ouverture, de tolérance à l’autre, de confiance faite a priori, d’un sens de la communauté, qui n’est pas du communautarisme… Son enthousiasme lui fait parler des comportements atroces du passé concernant les peuples autochtones, mais en disant que ce passé est plutôt affronté pour être surmonté, et être un peu flou sur les discriminations raciales, dans le grand pays voisin, les USA….

Au total, un livre vraiment stimulant, permettant d’aller au cœur de certaines attitudes, et de la façon de ne pas se laisser envahir par un système maltraitant, de rester libre, envers et contre tout, et de connaitre un peu mieux un personnage « hyperactif », un peu « touche à tout », mais profondément généreux et talentueux. De percevoir aussi certains excès dans le systématisme de la dénonciation… Mais cela aide à penser !

La vie, c’est risquer est paru aux éditions du Seuil le 26 avril 2024.
224 pages – ISBN-13 : 978-2021499957

Publié le 5 octobre 2024 – Denis Mechali
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