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Patients et médecins dans « À la recherche du temps perdu »
L’expérience vécue de la maladie, le témoignage subjectif du patient et la pratique médicale : analyse croisée de ces différentes perspectives.
Dans À la recherche du temps perdu, Marcel Proust explore avec une acuité rare la confrontation entre la médecine savante de son époque et l’expérience intime du malade. À travers la maladie de sa grand-mère et ses propres crises d’asthme, il met en lumière la distance entre le savoir clinique, souvent froid et impersonnel, et la réalité subjective, faite d’angoisse, de solitude et de poésie. Proust interroge la suffisance des médecins, leur incapacité à saisir la profondeur du vécu du patient, et propose une vision novatrice : celle d’une médecine enrichie par l’écoute, l’empathie et la reconnaissance du patient comme expert de sa propre souffrance.
Francis Jubert
- Temps de lecture estimé à 14 minutes
1. L’impuissance du médecin face à la perception subjective de la maladie
Plusieurs scènes de La Recherche du temps perdu mettent en lumière la déconnexion entre le discours médical, qui se voulait scientifique, cherchant son point d’équilibre entre savoir théorique et pratiques médicales, et la réalité émotionnelle vécue par le malade et son entourage.
Marcel Proust connait bien la profession médicale : son père est médecin hygiéniste et son frère chirurgien. Au moment où il écrit La Recherche, la docte, mais jusque-là moliéresque profession, aspirait à devenir une médecine savante. Proust avait en elle une croyance modérée : « Croire à la médecine serait la suprême folie, si n’y pas croire n’en était pas une plus grande. »
Il insiste sur la suffisance, la froideur presque mécanique de certains médecins, davantage préoccupés par leur statut social que par la santé de leurs patients :
« Le docteur Cottard, tout en frottant d’un air satisfait ses lunettes d’écaille, déclara d’une voix sentencieuse que l’état de Madame de Guermantes n’était pas si grave. »
Ce médecin incarne aux yeux de Proust la figure du parfait mondain. Sa superficialité est clairement visible. La grand-mère du narrateur est gravement malade et son état s’aggrave de jour en jour. Le docteur Cottard dissimule son impuissance derrière un jargon médical qui, à l’expérience, se révèle inopérant, il masque son impuissance derrière des termes techniques. « Mais je sentais, écrit Proust, qu’il n’y avait plus rien à faire. »
Un professeur de médecine appelé en renfort par la famille, le docteur du Boulbon, comprend que la situation de la malade est désespérée, ce que confirmera un autre de ses confrères. Mais, plutôt que de préparer la grand-mère et les proches à l’issue fatale, il entreprend, la sachant lettrée, de la « distraire de son état » en parlant littérature avec elle et surtout en se gaussant de son « nervosisme » dont il prétend la guérir par son verbe tout-puissant :
« Les manifestations que vous accusez cèderont devant ma parole… Non, je n’en veux pas à votre énergie nerveuse. Je lui demande seulement de m’écouter. Je vous confie à elle. Qu’elle fasse machine arrière. La force qu’elle mettait pour vous empêcher de vous promener, de prendre assez de nourriture, qu’elle l’emploie à vous faire manger, à vous faire lire, à vous faire sortir, à vous distraire de toute façon. Ne me dites pas que vous êtes fatiguée. La fatigue est la réalisation organique d’une idée préconçue. Commencez par ne pas la penser. Et si jamais vous avez une petite indisposition, ce qui peut arriver à tout le monde, ce sera comme si vous ne l’aviez pas, car elle aura fait de vous, selon un mot profond de monsieur de Talleyrand, un bien-portant imaginaire. Tenez, elle a commencé à vous guérir. »
Le narrateur, quant à lui, exprime une compréhension beaucoup plus intime de la souffrance de sa grand-mère. Il ressent la dégradation progressive de son état, non pas à travers des indices cliniques, mais dans son regard et dans ses gestes :
« Je la voyais amaigrie, le visage creusé comme par un sculpteur cruel, mais son sourire tentait encore de voiler la douleur. »
« Il avait tellement changé que, sans doute, si elle eût eu la force de sortir, on ne l’eût reconnue qu’à la plume de son chapeau. Ses traits, comme dans des séances de modelage, semblaient s’appliquer, dans un effort qui la détournait de tout le reste, à se conformer à un certain modèle que nous ne connaissions pas. Ce travail du statuaire touchait à sa fin et, si la figure de ma grand-mère avait diminué, elle avait également durci. Les veines qui la traversaient semblaient celles, non pas du marbre, mais d’une pierre plus rugueuse. Toujours penchée en avant par la difficulté de respirer, en même temps que repliée sur elle-même par la fatigue, sa figure fruste, réduite, atrocement expressive, semblait, dans une sculpture primitive, presque préhistorique, la figure rude, violâtre, rousse, désespérée de quelque sauvage gardienne de tombeaux. Mais toute l’œuvre n’était pas accomplie. »
Le contraste est saisissant : ce passage met en évidence la tension entre le savoir médical et l’expérience subjective de la mort imminente, un moment où la médecine semble vide face à la profondeur du vécu humain. Tandis que le médecin fait montre de peu d’empathie du fait même de son snobisme qui, aux yeux de Proust, dessèche l’âme mettant son adepte « dans un état d’esprit où l’on cause au lieu d’être dans celui où l’on écoute », le narrateur tente de capter l’essence de la souffrance s’exprimant sur le visage de son aïeule et annonçant celui de la mort, qui vient, lentement, dans toute sa singularité.
2. La minimisation médicale des symptômes face à la perception aiguë du patient
Lors de son séjour dans une station balnéaire imaginaire, le narrateur souffre de crises nerveuses et respiratoires, probablement liées à l’asthme de Proust lui-même qui devait durer toute sa vie, coexistant avec une neurasthénie héréditaire. Le médecin de Balbec, « appelé pour un accès de fièvre que j’avais eu », en réalité, pour remédier à « l’angoisse mortelle » qui l’étreint dans la solitude du Grand Hôtel où il réside, tente de le rassurer en minimisant les symptômes :
« Il prétendit d’un air jovial que tout cela n’était rien, qu’une promenade sur la digue au vent marin serait le meilleur des remèdes. »
Cette attitude contraste fortement avec l’intensité de l’expérience décrite par le narrateur, qui ressent ses crises comme une véritable lutte existentielle : « J’étais seul, j’avais envie de mourir. »
« Pendant ces heures où je cherchais l’air, j’avais l’impression que mon souffle allait s’éteindre comme une bougie dans le vent. »
Cette scène souligne la difficulté qu’ont certains médecins du temps de Proust à reconnaître la complexité des maladies chroniques (comme l’asthme) qui mêlent des dimensions physiques et psychologiques.
3. Le regard critique sur le conformisme médical
Le docteur Cottard, figure récurrente dans La Recherche, comme le docteur du Boulbon d’ailleurs, ne prêtent pas une grande attention à ce que leurs malades peuvent leur dire, mettant souvent sur le compte de leurs nerfs leurs prétendues affections :
« Supportez d’être appelée une nerveuse. Vous appartenez à cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre… Vous vous croyiez malade, dangereusement malade peut-être. Dieu sait de quelle affection vous croyiez découvrir en vous les symptômes. Et vous ne vous trompiez pas, vous les aviez. Le nervosisme est un pasticheur du génie. Il n’y a pas de maladie qu’il ne contrefasse à merveille. Il imite à s’y méprendre la dilatation des dyspeptiques, les nausées de la grossesse, l’arythmie du cardiaque, la fébricité du tuberculeux. Capable de tromper le médecin, comment ne tromperait-il pas le malade ? Ah ! Ne croyez pas que je raille vos maux, je n’entreprendrais pas de les soigner si je ne savais pas les comprendre. »
En revanche, le narrateur, en tant que proche parent et observateur, perçoit avec acuité les changements subtils dans l’état de sa grand-mère :
« Chaque jour, je remarquais une lente dégradation, comme si sa vie s’effilochait imperceptiblement, filament après filament. »
C’est ainsi que Proust met en lumière la tension entre une médecine parfois trop aveugle pour percevoir les détails, souvent prisonnière de ses certitudes, ignorante du « savoir expérientiel » du patient et du regard intime de celui qui vit la maladie ou l’observe de près : « Comme une grande partie de ce que savent les médecins leur est enseignée par les malades, ils sont facilement portés à croire que ce savoir des « patients » est le même chez tous, et ils se flattent d’étonner celui auprès de qui ils se trouvent avec quelque remarque apprise de ceux qu’ils ont auparavant soignés ».
4. L’approche holistique du patient expert
Proust dépasse la médecine classique en inscrivant la maladie dans une perspective existentielle et poétique. Il décrit comment l’asthme modifie sa perception du temps et de l’espace, offrant une compréhension élargie de la maladie :
« Pendant ces nuits où l’air me manquait, chaque seconde semblait durer une éternité, comme si le temps se dilatait dans la souffrance. »
Il semble évident que les médecins de La Recherche sont incapables de saisir cette dimension. Leur approche reste limitée à des symptômes mesurables et à des remèdes mécaniques.
5. L’impact de l’environnement sur la santé
Proust décrit fréquemment les déclencheurs de ses crises d’asthme, notamment les odeurs. Ces observations concrètes traduisent une sensibilité accrue à son environnement :
« Je souffrais tant des odeurs de réséda qui montaient de la cour, de celles, plus acides encore, du pain chaud et des lessives… »
Cette description souligne que les maladies chroniques, comme l’asthme, ne se limitent pas au corps : elles transforment le rapport du patient à son environnement.
6. La perception du temps et de la maladie
L’asthme de Proust influence également sa perception du temps, particulièrement lors des nuits où il lutte pour respirer, le temps, la respiration et la souffrance physique se mêlant de manière saisissante :
« Pendant ces heures interminables où je cherchais l’air, le temps semblait suspendu, comme figé dans une attente insoutenable. »
Ce passage montre comment la maladie agit non seulement sur le corps, mais aussi sur la perception subjective du malade.
On observe une distorsion du temps similaire décrite de l’intérieur dans plusieurs autres passages de La Recherche décrivant :
- La survenue de la crise d’asthme
« Il y avait des nuits où je restais éveillé, luttant contre une oppression qui semblait vouloir m’écraser, chaque inspiration devenant un effort immense, comme si l’air lui-même refusait de pénétrer en moi. » Ce passage reflète directement l’expérience de l’ébranlement de soi que ressent l’asthmatique, le combat intime que livre le narrateur contre la maladie : la difficulté respiratoire prolonge le temps et donne une impression d’éternité dans l’effort. - La dilatation du temps dans la souffrance
« Mon corps, trop faible pour suivre le rythme de mes désirs, s’arrêtait parfois dans une immobilité suffocante, et chaque seconde, alourdie par cet arrêt, semblait s’étendre jusqu’à l’infini. »
« Mais, à certains moments, sans pouvoir nettement distinguer un changement dans mon état, je me sentais plus oppressé, comme si quelque chose allait éclater en moi, et le temps, qui jusque-là avait coulé avec une lenteur égale, semblait s’accélérer ou s’arrêter tout à fait, selon les battements de mon cœur. » - Une lutte de tous les instants
« Parfois, au milieu de la nuit, je me réveillais en sursaut, cherchant l’air comme un noyé, et le silence autour de moi devenait une prison où chaque instant pesait davantage que le précédent. » Cette évocation d’un réveil brutal et d’une lutte pour respirer est une allusion claire à l’asthme, que Proust a souvent décrit dans ses lettres comme une expérience d’étouffement nocturne.
7. Le scepticisme du narrateur envers la médecine
Proust, en tant que patient, exprime fréquemment son scepticisme vis-à-vis de la médecine. À propos de ses crises, il écrit :
« Aucun médecin n’aurait pu me dire pourquoi ces crises revenaient ainsi, ni comment elles s’étaient enracinées dans ma vie comme une plante grimpante. »
« Depuis longtemps déjà j’étais sujet à des étouffements et notre médecin, malgré la désapprobation de ma grand-mère, qui me voyait déjà mourant alcoolique, m’avait conseillé outre la caféine qui m’était prescrite pour m’aider à respirer, de prendre de la bière, du champagne ou du cognac quand je sentais venir une crise. Celles-ci avorteraient, disait-il, dans ‘l’euphorie’ causée par l’alcool. J’étais souvent obligé, pour que ma grand-mère permît qu’on m’en donnât, de ne pas dissimuler, de faire presque montre de mon état de suffocation. »
« Mes suffocations ayant persisté alors que ma congestion depuis longtemps finie ne les expliquait plus, mes parents firent venir en consultation le professeur Cottard. Il ne suffit pas à un médecin appelé dans des cas de ce genre d’être instruit. Mis en présence de symptômes qui peuvent être ceux de trois ou quatre maladies différentes, c’est en fin de compte son flair, son coup d’œil qui décide à laquelle malgré les apparences à peu près semblables, il y a une chance qu’il ait à faire […] Mais les hésitations de Cottard furent courtes et ses prescriptions impérieuses : ‘purgatifs violents et drastiques, lait pendant plusieurs jours rien que du lait. Pas de viande, pas d’alcool’ […] Plus tard, quand nous aurons jugulé les crises et l’agrypnie, je veux bien que vous preniez quelques potages, puis des purées, mais toujours au lait, au lait. »
« Qui est-ce qui s’occupe de votre santé ? Je lui dis que j’avais vu et reverrais sans doute Cottard […] Je ne le connais pas comme médecin. Mais je l’ai vu chez Madame Swann. C’est un imbécile. À supposer que cela n’empêche pas d’être un bon médecin, ce que j’ai peine à croire, cela empêche d’être un bon médecin pour gens intelligents. Les gens comme vous ont besoin de médecins appropriés […] Les trois quarts du mal des gens intelligents viennent de leur intelligence. Il leur faut au moins un médecin qui connaisse ce mal-là. Comment voulez-vous que Cottard puisse vous soigner ? Il a prévu la difficulté de digérer les sauces, l’embarras gastrique, mais il n’a pas prévu la lecture de Shakespeare… »
Ces réflexions suggèrent que, malgré ses avancées, la médecine ne peut pas toujours comprendre ni résoudre la complexité des maladies chroniques.
Conclusion
La Recherche révèle la distance entre l’expérience subjective du patient et l’approche clinique des médecins. Si la médecine, représentée principalement par Cottard, est souvent dépeinte comme froide ou insuffisante, le patient-narrateur (et Proust lui-même) enrichit la compréhension de la maladie en captant ses dimensions psychologiques, poétiques et existentielles.
Ainsi, Proust met en lumière l’importance d’intégrer le savoir expérientiel des patients dans l’art médical. Les récits subjectifs comme les siens ne sont pas seulement des témoignages, mais de véritables enseignements pour une médecine plus attentive et humaine, ouverte aux humanités médicales et, incidemment, à la bibliothérapie.
Les médecins de La Recherche sont décrits avec un regard critique et souvent ironique, ce qui reflète les limites de l’approche médicale de l’époque. À travers ces portraits et ses propres réflexions, Proust montre que l’expérience vécue du patient est essentielle pour compléter les lacunes de la médecine. Ses observations sur la maladie ainsi que sur les médecins permettent de repenser la place du patient comme expert de sa condition.
Dans À la recherche du temps perdu, Marcel Proust offre une réflexion profonde sur l’expérience subjective de la maladie, en particulier l’asthme, dont il souffrait lui-même :
- La subjectivité de l’expérience vécue : Proust décrit l’asthme non seulement comme une réalité physique, mais aussi comme un phénomène émotionnel et existentiel. Par exemple, ses crises d’asthme ne sont pas de simples épisodes cliniques ; elles sont empreintes d’angoisse, de solitude et même de poésie. Il explore comment ces épisodes modifient sa perception du temps et de l’espace, et comment ils influencent son rapport à l’écriture. Cette richesse dans la description subjective aide à comprendre la maladie au-delà des symptômes mesurables.
- L’incarnation des détails invisibles : Proust donne à voir l’impact quotidien de la maladie. Ses descriptions des nuits d’insomnie, des stratégies pour éviter les déclencheurs d’asthme (la poussière ou certaines odeurs), ou encore du rapport paradoxal entre la vulnérabilité corporelle et la résilience psychologique, enrichissent la compréhension holistique de la maladie.
- Une pédagogie empathique et narrative : En tant que patient-écrivain, Proust fait montre d’empathie. Son art narratif donne une voix au malade et lui rend sa dignité, transformant l’expérience médicale en une leçon humaine. La Recherche est une invitation à s’engager avec la réalité vécue des patients, ce faisant à faire le choix d’une médecine plus humaine.